La maison aux mille chambres
- Kim Leleux
- 7 mai
- 4 min de lecture

Il était une fois une femme silencieuse, qui vivait à la lisière d’un bois où les maisons se ressemblaient toutes, mais dont les murs avaient gardé la mémoire de chaque voix.
Dans ces maisons, il y avait des chambres vides, des chambres pleines, et d'autres encore que personne n’osait ouvrir.
On disait que plus on les visitait, plus on apprenait à se connaître.

Une nuit de vent, elle sentit frémir la serrure de sa porte. Un homme apparut, suivi de trois enfants aux yeux vifs, qui l'accompagnaient, symboles de ce qui en nous demeure curieux, vulnérable, libre.
Dans le regard des enfants dansait une mémoire sans âge, celle du monde encore ouvert, encore neuf.
Nietzsche disait que l'esprit traverse trois métamorphoses : le chameau qui porte, le lion qui conquiert, et l'enfant qui crée. Peut-être ces enfants étaient-ils cela : les gardiens d'une innocence retrouvée, les témoins d'une sagesse future en germination.
Elle les laissa entrer, sans trop savoir pourquoi. L’homme portait une fatigue tendre sur les épaules, comme ceux qui ont trop veillé sur les autres et oublié leur propre sommeil.
Il la regarda, et ce fut comme si le monde s’était un peu calmé.

Elle se coucha près de lui. Il posa une main sur son dos, sans rien dire, mais tout était dit. Il n'était ni amant, ni frère, ni ange. Il était ce compagnon silencieux qu'on croise parfois dans les rêves, et qu'on reconnaît comme une part oubliée de soi. Il n’imposait rien, mais sa présence était un refuge.
Peut-être était-il le gardien d’une sagesse ancienne, un homme qui savait aimer sans posséder.
Mais dans le silence, une voix d’enfant s’éleva : " Et le chat ? Où est le gros chat gris ?"
Elle ouvrit la porte. Ce ne fut pas un chat qui entra, mais une armée de félins errants. Des chats au regard trouble, sales de vivre trop dehors, affamés d’attention, de chaleur, de reconnaissance. Il y en avait de maigres, de bancals, de trop beaux pour être encore innocents.
Elle tenta de refermer la porte, mais ils étaient partout.
"Ce ne sont pas mes chats, disait-elle. Ils viennent de plus loin. Peut-être même d’avant moi.
Et elle se demandait : quand l’accueil devient-il abandon de soi ? Quand le soin donné à l’autre devient-il négligence de sa propre chambre intérieure ?"

Elle ferma les rideaux, mais un bruit de métal fendit le ciel. Un hélicoptère tournoyait, trop bas, enivré d’arbres et de peur. Elle cria :
"C’est dangereux !"
L’homme la serra. Il ne disait rien, mais il comprenait. Ils étaient ensemble dans ce qui tremble.
L’engin atterrit sans heurts. Des policiers surgirent. Mais ils parlaient comme des voleurs, et les voleurs portaient des insignes.
Qui était qui ? Le gardien ou l’usurpateur ? Le protecteur ou le pilleur de confiance ?
Le monde était flou.
Ils disparurent dans la maison voisine.
Alors elle entra avec l’homme et les enfants dans ce lieu abandonné, grand comme un rêve.
Les enfants couraient d'une pièce à l'autre, riant, explorant avec cette insouciance qui parfois manque aux adultes enfermés dans la logique du devoir ou de la peur.
Leur joie posait une question muette : quand avons-nous cessé de jouer dans nos propres maisons intérieures ?

Les chambres y étaient innombrables. Les lits y étaient vastes, drapés de blanc, froissés par des histoires oubliées.
Dans une chambre, un miroir était posé face au vide. Dans une autre, un oreiller avait la forme d’un visage. Chaque chambre était une facette d’elle qu’elle n’avait pas encore rencontrée.

Il y avait une pièce secrète, tout en bas. Là, dans le silence, s’ouvrit une vitrine de bijoux fins. Aucun ne brillait par vanité, mais tous étaient porteurs d’histoires. Ce que l’on n’avait jamais osé s’offrir, par oubli de soi, par peur d’en être digne.
Elle pensa, sans oser le dire : "peut-être qu’il va m’en offrir un."
Mais il se contenta de regarder avec elle, en silence. Et c’était peut-être mieux ainsi.
En haut, dans une chambre aux murs flous, elle vit une femme à la peau noire, assise, calme, presque translucide. Une aura flottait autour d’elle, un souffle ancien.
Elle s’en approcha trop vite, et la femme se figea, non de peur, mais de distance. Comme si on ne pouvait entrer dans certains mondes qu’avec les pieds nus du silence.
"Tu aurais pu lui demander si elle pensait à quelqu’un", dit l’homme.
Elle savait.
Elle avait voulu comprendre sans écouter.

Puis, quand elle voulut parler à l'homme (au téléphone, par message, en vocal) rien ne passait.
L’appareil changeait ses mots. À chaque tentative, le sens était déformé. Ce n’était plus elle qui parlait, mais une version altérée d’elle, réécrite par la peur, par les anciennes blessures, par la méfiance.
La machine réécrivait son cœur. Ou peut-être était-ce elle qui n’osait pas dire ce qui brûle, ce qui dérange, ce qui est vrai.
Elle était près de lui.
Mais la parole n’était pas là.

Elle retourna seule dans les chambres. Dans chaque lit, un âge d’elle-même dormait. Une enfant, une adolescente, une femme debout, une autre recroquevillée. Elle les regarda toutes.
Elle s’assit sur l’un des lits et comprit :
« Ce que tu ouvres pour l’autre, n’oublie pas de l’ouvrir aussi pour toi. Toute chambre désertée devient un territoire de manque. Toute parole retenue devient un silence encombrant. »
Elle ferma doucement une porte. En ouvrit une autre.
Et commença à habiter, enfin, la maison aux mille chambres.

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