Corpus 2 - Ce qui gèle, ce qui fond...
- Kim Leleux

- 11 août
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 août
I. Première Captation

Elle n’a pas crié.
C’est venu doucement. Un matin, elle était prise. Dans une gangue de glace, translucide. Son corps visible mais inaccessible, comme figé dans un passé trop proche pour être digéré.
On pourrait croire qu’elle dort. Mais non. Elle est suspendue.
C’est la première forme de la honte : celle qui paralyse sans blesser, qui fige sans nommer.
Elle laisse l’apparence intacte, mais interdit le mouvement.
Et le regard se heurte à cette évidence : tout est là, et pourtant, rien ne circule.
Ce n’est pas le rejet. C’est l’immobilité.Une honte gelée, comme un souvenir qu’on ne veut pas penser, mais qui reste là, intact, précis, coupant.
Ce fragment marque le début du déplacement de la pensée. En photographiant la feuille gelée, en la regardant longtemps, en l’isolant, en la mettant à plat, l’image devient un miroir du figement intérieur.
C’est une image à faible intensité dramatique, mais à haute intensité symbolique : elle dit la honte qui n’explose pas, qui n’existe même pas vraiment, mais qui empêche d’agir, de se dire, de se montrer. Elle est là comme une peau de glace sur les gestes.
Dans la recherche, ce type d’image prolonge l’émotion tout en la déplaçant dans la matière.
Elle donne forme à une sensation inqualifiable, elle ouvre un espace mental où la honte peut être pensée autrement : non plus comme faute ou faute d’être, mais comme état latent, figé, en attente.
II. Dépouillement

Tout semble plus simple sans la couleur. Plus pur. Plus calme.
Mais cette simplicité est trompeuse : ce n’est pas la paix, c’est le retrait.
Ici, la honte s’est détachée de la sensation, elle est devenue forme mentale.
Il ne reste que les veines de la feuille, les bulles figées, les nerfs apparents.
Comme une radiographie du silence
Ce n’est plus l’émotion qui parle, c’est la mémoire. Une mémoire sans mots, qui traverse le corps sans y laisser de cris.
Ce fragment marque une mise à distance. La conversion en noir et blanc, loin de “neutraliser” l’image, en augmente la capacité d’abstraction. On n’est plus dans la matière, on est dans la trace, le schéma, le dessin intérieur de la honte.
La photographie devient ici instrument d’extraction symbolique.
Elle ne documente plus une émotion visible, elle dessine une topographie du figement psychique.
Dans le processus de Fragments d’invisibles, cette étape manifeste un déplacement fondamental :
l’image ne sert plus à représenter, mais à penser autrement.
On quitte la honte vécue dans le corps pour la percevoir comme structure invisible, comme un filtre discret mais tenace. Ce n’est pas la fin de la honte, c’est le moment où elle cesse d’être sentie pour commencer à organiser le regard lui-même.
III. Inversion

Tout est inversé.Le blanc devient noir, le noir devient lumière.
Ce n’est plus la glace que l’on voit, mais son envers spectral.Une sorte de radiographie affective.
L’image devient étrangère.
On ne reconnaît plus ce qui nous paraissait familier.
La feuille est toujours là, mais elle semble passée de l’autre côté du miroir.
Ici, la honte devient autre. Elle n’est plus ressentie, elle est renvoyée. Projetée. Déléguée.
Comme si elle appartenait à quelqu’un d’autre.
Le passage au négatif est un acte de renversement. Il ne transforme pas seulement l’image, il déplace les repères internes. Ce que l’on croyait “connaître” visuellement devient étranger.
On est dans une esthétique du trouble perceptif.
Ce trouble ouvre une nouvelle couche de pensée :
Et si la honte n’était pas toujours en nous ? Et si elle nous avait été inculquée, projetée, retournée sur nous comme un miroir déformant ?
Cette inversion photographique interroge la source de la honte : est-elle auto-générée ou intériorisée ?
Est-elle liée à qui nous sommes, ou à ce que les autres attendent, projettent, refusent de nous ?
Dans le cadre de Fragments d’invisibles, ce fragment agit comme un décentrement : l’image ne reflète plus seulement le moi, mais l’altérité dans la honte.
Elle dit : ce que je ressens n’est peut-être pas entièrement à moi. Il y a du social, du symbolique, du culturel, du transgénérationnel.
Et la création, en inversant l’image, devient outil de réappropriation. Une manière de reprendre possession d’un regard qu’on nous avait imposé.
Participer à la recherche : répondre au questionnaire
Prendre contact : +32472699552







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