Corpus 6 - Le mur de la honte
- Kim Leleux

- 29 août
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 nov.
En Belgique, comme ailleurs en Europe, la politique réduit les existences à leur capacité de produire. Les vulnérables sont stigmatisés, pointés du doigt comme « charges », rappelés sans cesse à l’injonction du travail et de la rentabilité.
Même les artistes n’y échappent pas : leur création est évaluée à l’aune de ce qu’elle rapporte, non de ce qu’elle ouvre. Or, ce que j’affirme aujourd’hui, c’est que l’art produit autre chose que des biens de consommation : il produit du savoir humain, il façonne des formes de conscience.
Cette mise à l’écart, ce mépris de celui.celle qu’on nomme « l’inutile », génère un affect précis : la honte.
Honte de ne pas être « assez » productif, honte de ne pas correspondre aux normes de rendement. Cette honte sociale, fabriquée et imposée, est un outil de contrôle. Elle sape la dignité, réduit l’espace intérieur, empêche l’émergence de voix dissidentes.
Et pourtant, la honte déborde.
Elle se déploie bien au-delà du contexte belge : face aux massacres, face au silence des gouvernements occidentaux devant Gaza, une honte abyssale me traverse, nous traverse.
Non pas une culpabilité personnelle, mais une honte collective : celle de l’inaction, celle du déni, celle de la démocratie trahie.
Comment ne pas vaciller, lorsque l’on entend l’indifférence, voire le négationnisme, dans la bouche de ceux qui détiennent le pouvoir ?
J’ai ressenti cette honte dans mon corps, récemment, à travers la photographie d’un journaliste palestinien. Le regard qu’elle m’imposait a fissuré mes propres défenses.
J’ai écrit alors un texte, brut, viscéral, qui disait ma honte, mon dégoût, mon effondrement.
Incapable de le partager pourtant.
Cette émotion, je ne veux pas la laisser mourir. Mon rôle d’artiste est de la travailler, d’en faire une matière de résistance. Les artistes, je le crois, sont les garants d’une certaine démocratie. Ils portent la responsabilité de dire l’humanité, et de dénoncer la déshumanisation.
Pourtant, une question me taraude : où sont nos institutions ?
En Belgique francophone, je vois des artistes qui se mobilisent, mais les grandes scènes, les théâtres, les lieux de diffusion restent souvent muets. `
Est-ce la peur de perdre des subsides, le souvenir d’avoir été classés « non-essentiels » durant le Covid, ou une dépendance politique trop forte ?
Loin d’accuser, c’est un appel : retrouver le courage collectif d’affirmer que l’art est essentiel, qu’il n’a de sens que s’il défend la vie.
En 2011, j’étais partie en Israël et en « territoire palestinien ».
J’avais les images, argentiques et numériques, j’avais les croquis tracés dans mes carnets. Mais je n’avais pas encore le langage politique. J’étais traversée par l’émotion brute, mais mes mots restaient pris dans un discours convenu, appris, normatif.
Aujourd’hui, ce travail de relecture m’est apparu comme essentiel.
Parce que mes projets artistique m’ont appris qu’une image peut déplacer l’émotion, et qu’en déplaçant l’émotion, elle déplace aussi la pensée. Ce décalage entre ce que je voyais en 2011 et la conscience que j’ai maintenant, c’est précisément l’espace où s’invente ma recherche-création : un lieu où l’intime rejoint le politique, où la honte se transforme en lucidité, et où l’art ouvre des brèches dans le mur du silence.
Les murs : le paysage de la honte


À Jérusalem et dans ses franges, les murs se dressent comme des cicatrices. Il y a le mur des Lamentations, où les fidèles déposent des prières pliées dans les interstices de la pierre.
Et il y a ce que beaucoup nomment le mur de la honte : cette séparation de béton qui enferme, qui fragmente, qui marque au fer les paysages et les vies.
Ses parois couvertes de graffitis racontent la douleur d’un peuple pris au piège. Mais il existe aussi des murs invisibles, faits de regards, de méfiances, d’appartenances imposées, qui séparent au quotidien les musulmans, les juifs, les chrétiens, les étrangers.
Quand je voyageais en 2011, je n’avais pas encore le langage pour décrire ce que je voyais.
Mon intellect répétait ce que j’avais appris à l’école : une histoire cadrée, simplifiée, des catégories bien tracées. Mais mes yeux, eux, voyaient autre chose : une tension permanente, des enfants qui rient à côté de soldats armés, une femme musulmane qui vend ses fruits sous le regard appuyé d’un juif orthodoxe, des fragments de vie ordinaire pris dans une architecture de séparation.

Mes carnets de voyage témoignent de ce décalage.
Comme si, même en dessinant, je ne parvenais pas à assumer ce que je voyais.
Mes croquis enfantins, malgré moi, laissaient affleurer l’ambivalence, l’absurde voire une certaine ironie de ces situations.
Les photographies argentiques gardent elles aussi la trace de ce trouble. Mon appareil abîmait les négatifs : de petites marques, de fines griffures, venaient s’inscrire sur l’image.
Ces altérations involontaires disent quelque chose d’essentiel : la mémoire est toujours lacérée, elle ne se transmet jamais intacte.

Les murs sont alors plus qu’un décor : ils deviennent métaphore.
Métaphore de l’oppression, du silence imposé, de la honte collective. Car la honte se colle à la pierre : la honte d’être assigné à une appartenance, la honte d’être enfermé, la honte d’assister impuissant à l’humiliation d’un peuple.
Mais cette honte est aussi la nôtre, partagée, car nous vivons dans un monde où ces murs existent encore, et où d’autres continuent de s’ériger.

Les enfants : l’innocence menacée, la résistance fragile



Les images d’enfants reviennent sans cesse. Silhouettes fragiles défiant les blocs de béton, rires cernés par les checkpoints, regards levés vers des armes trop grandes pour ceux qui les portent.
Ces enfants portent la honte des adultes. Honte d’avoir construit un monde où l’on peut dire que la vie d’un enfant vaut moins que celle d’un autre.
Honte d’un génocide acté par tant de voix, mais nié encore par certains.
Comment ne pas brûler de honte devant l’innommable ?
Comment ne pas avoir honte de détourner le regard ?
Les barbelés dessinent leur horizon, mais leur regard franchit déjà les clôtures.

Dans mes carnets, les enfants apparaissent face aux armes, prisonniers de barbelés, inventant des cerfs-volants dans des ciels quadrillés.
Figures obstinées qui traduisent autant la douleur que la vie.
Que vont-ils intérioriser ?
Quelle trace cela laissera-t-il dans leur imaginaire ?


Car ces enfants sont à la fois victimes et porteurs de vie. Ils incarnent une innocence blessée, une résistance fragile, une honte transmise malgré eux.
Mais ils portent aussi l’espoir, l’espoir obstiné que le jeu, le rire, l’invention, puissent fissurer les murs.

Les ouvertures et traces : fissures dans le réel
Face à la masse écrasante des murs, certaines de mes images semblent offrir une respiration.

La vue par une brèche dans la roche devient une métaphore puissante : fissure dans le réel, trou dans l’enceinte, ouverture vers un horizon qui échappe à l’horreur.
Dans cette cavité de pierre, ce n’est pas seulement le paysage que l’on contemple, mais la possibilité même d’un déplacement intérieur.
La honte, lorsqu’elle semble nous enfermer, peut aussi se fendre, se fissurer, et laisser entrer un souffle d’air.

Les sacs plastiques suspendus dans les barbelés se dressent comme des fantômes, lambeaux d’une mémoire lacérée. Le vent les anime, les transforme en silhouettes flottantes, traces d’un quotidien banal devenu stigmate.
Dans cette matière pauvre, rejetée, se dit une vérité brute : là où tout est conçu pour enfermer, contrôler, séparer, il reste des signes involontaires, des résidus, qui échappent.
Ces images ouvrent une dimension symbolique. Elles ne montrent pas seulement ce qui est là, mais ce qui déborde : la persistance du vivant, la possibilité d’un ailleurs, même ténu.
C’est à travers ces brèches que peut s’amorcer une transformation : non pas une résolution de la honte, mais la possibilité de la traverser, de la déplacer, pour ouvrir vers un autre imaginaire.
Ces fissures dans le réel ne sont pas des fins en soi, mais des passages. Elles marquent un basculement du documentaire vers le symbolique, du constat vers la possibilité d’un geste.
Car c’est bien là que se joue la puissance de l’image : non seulement témoigner, mais déplacer, ouvrir, transformer.
À travers la brèche dans la roche, les sacs plastiques figés dans les barbelés, quelque chose se dessine déjà : une invitation à créer des images qui n’appartiennent plus seulement à la mémoire du voyage, mais à une résistance active.
Les objets symboliques : miroir de notre honte

Ces dernières images ne sont pas venues dans le calme mais dans l’urgence.
Urgence de créer face à l’émotion vive suscitée par l’horreur de Gaza, urgence de ne pas laisser cette honte collective s’installer en silence.


Le nounours en peluche, abîmé, prisonnier d’une cage ou serré par une main d’enfant, devient l’emblème de l’innocence détruite.
Les miroirs brisés renvoient notre propre image : sommes-nous encore capables de nous regarder ?
Ces objets résonnent avec mes croquis, mes archives, mes photos argentiques. Ce que je ne pouvais pas dire en 2011 se formule aujourd’hui : réel, imaginaire et symbolique s’entrelacent pour témoigner du déplacement.
Créer ces images m’a épuisée.
Mais cette fatigue prouve qu’il y a eu mouvement. La honte, de poids étouffant, est devenue outil, déclencheur, brèche : non pas porter la honte des autres, mais dire haut et clair : « pas en mon nom ».

Conclusion
Au fil des images et des fragments, un fil s’est tissé : celui d’une honte.
Honte d’un monde qui se tait alors qu’un peuple est détruit.
Honte de l’inaction politique, des gouvernements qui détournent le regard, des discours qui hiérarchisent les vies.
Honte aussi que portent les enfants, malgré eux, marqués par l’ombre des barbelés, des armes, des murs, de la destruction.
Ce voyage de 2011, relu aujourd’hui, révèle combien la honte est une mémoire à retardement.
Car si l’art ne peut empêcher la destruction, il peut témoigner de ce qui demeure humain.
Et rappeler, au cœur même de la honte, notre responsabilité : transformer ce sentiment en résistance et en dignité partagée.
Que pouvons-nous faire, à notre échelle ?

La honte ne doit pas nous figer. Elle peut devenir mouvement, geste, résistance.
Voici quelques actions simples et accessibles que chacun.e peut poser :
Écrire à ses élu·es locaux : interpeller le bourgmestre, le collège communal, les parlementaires, pour leur demander de prendre position, de voter une motion, de soutenir l’aide humanitaire.
Relayer et publier : partager sur les réseaux des images, des textes, des collages, des œuvres qui disent “pas en mon nom”. Un simple post peut briser le silence.
Afficher un symbole : accrocher un drapeau palestinien à sa fenêtre, utiliser la pastèque (fruit devenu emblème), porter un badge ou un visuel en photo de profil.
Participer aux mobilisations citoyennes : rejoindre des marches, signer des pétitions, ou organiser localement un moment de recueillement (minute de silence, bougie à la fenêtre).
Soutenir les ONG actives sur le terrain : par un don, un relais de leurs campagnes, une adhésion. En Belgique, on peut suivre et appuyer le CNCD-11.11.11, Médecins sans Frontières, Oxfam, Palestine Solidarité, Association belgo-palestinienne.
Éduquer et informer : lire, s’informer, transmettre. Recommander des sources fiables, proposer des temps d’échange dans les écoles, associations, centres culturels.
Créer : chacun à sa manière, écrire une lettre, un poème, faire un dessin, une photo, un collage, parce que l’art est aussi un langage de résistance.
L’important n’est pas l’ampleur du geste, mais le fait de le poser.
Un geste, puis un autre.
Et, de proche en proche, faire entendre que le silence n’est pas une option.

Participer à la recherche : répondre au questionnaire
Prendre contact : +32472699552

















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